11 mai
Lu: "Par quelque biais vers quelque bord" de Jacques DUPIN , préface d'Emmanuel Laugier, Postface de Jean-Michel Reynard, (P.O.L).
Ecrire sur la peinture - oh la la, c'est couillon, c'est médisance, il ne faut pas, on devrait commencer par se couper la langue, si on est honnête. Comment déceler des courbes, des lignes, des formes offertes, opaques, sans en galvauder l'aveu, sans en compromettre le secret? Résister à la profondeur, à l'interprétation, au langage - philtre, incantation, manigance. Rendre l'effroi de la peau, de la surface qui vous picore les doigts. Décrire non pas la chose (car la peinture est séparée des choses) mais la secousse, le ressac, l'onde qu'elle suscite. Les séquelles, le froissement, la syncope, les mots nous manquent! Avec cela, imaginer "l'atelier comme un immense cube d'air frais".
Jacques Dupin ose. Ni historien d'art, ni critique, il répond à une sommation insensée, un défi, un événement qui à la fois l'attire et le récuse. Devant la peinture, sa parole est moins une effraction qu'un retirement: "Je ne décris pas, je rapporte l'enveloppement de ce bleu, la lapidation de ce jaune, la balafre de cette garance, cette intensité que soutiennent, que favorisent, le tremblement d'une structure hallucinée, et les pulsations du vide contre les parois croulantes qui le contiennent", écrit-il devant un "Lavis d'encre" de Bram van Velde. Ce sera, né d'un "égarement vrai" du côté de l'éventuel, un corps-à-corps désespéré, un fiasco héroïque, auquel le poète consent, rien d'autre. Ne subsisteront que l'empreinte, la trace, les pots cassés d'un "édifice imaginaire auquel il fallut renoncer", le faible trophée d'une patte de lapin arrachée au sphinx.
Aventure piteuse et triomphale. Ecrire, sur la crête la plus étroite et la plus escarpée, comme on ouvre une brèche, un "chemin frugal", sans illusion sur le succès de l'entreprise, quelle qu'en soit la prouesse. Franchir, à ses risques et périls, "l'épreuve d'un rendu verbal de la matière", comme le dit mon ami Dominique Viart à qui l'on doit l'une des premières études sur Jacques Dupin (1). "Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces corps comme taillés dans la brume, ces équilibres qu'un rien doit rompre, qui se rompent et se reforment à mesure qu'on regarde? Comment parler de ces couleurs qui respirent, qui halètent? De cette stase grouillante? De ce monde, sans poids, sans force, sans ombre?" s'interrroge Beckett, cité en épigraphe à ce livre. Venez armé, l'endroit est désert!
Dupin vient de l'Ardèche - "dans ce pays, dit-il, la foudre fait germer la pierre". Sachant que l'on n'habite jamais que le pays que l'on quitte, il porte en lui une essence où tout pouvoir est accordé à l'éclair, au torrent, à l'épervier, à la vipère, au grésil, au coudrier. Est-ce sa provenance "par quelque biais vers quelque bord", qui le sauve? Quel est le vent qui le pousse? Si Dupin a l'idée de la lumière - "la dure option de la lumière", dit-il - et du sommet, son appartenance vitale à un lieu ne se traduit pas par un orgueil terreux, hérité, seigneurial. Même s'il porte le même nom que l'enquêteur infaillible d'Edgar Poe, il s'abstient de toute élucidation, il ne se vante pas d'avoir appris pour ne plus craindre.
L'Ardèche est ce nom qui n'est pas le sien, évocateur de friche noire, de province, de contrée insoumise et d'empire, avec lequel il rompt, et respire, plus haut et plus loin. Je vois Dupin comme un voyageur immobile, quelqu'un qui croyant fuir vers d'autres séjours, a emporté le feu qui a pris à ses habits: "La parole, en effet, condamnée aux détours, tente désespérément de retrouver l'accès abrupt dont la nostalgie le ronge". Son écriture est l'anguille sous la roche, silex, granit ou basalte, éternellement accointée à l'aride et au sauvage.
Poésie et peinture. Peut-être Dupin est-il né jadis de cette équation impossible. Parmi ses premiers textes, parus au début des années soixante, figurent deux monographies de peintres: un "Miro" et un "Giacometti" - étincelant, inaugural, fondateur. Qu'elle aborde Michaux, "contemplatif dans l'action", Kandinsky, "l'intensité lyrique dans la précision formelle", Henri Laurens et "cette aventure austère et fabuleuse" qu'a été le cubisme, l'oeuvre de Jacques Dupin se signale par un réseau serré d'alliances substantielles que l'auteur souscrit avec d'autres oeuvres.
Il se sait infirme, inadéquat, ayant un jour entrevu un "lieu où l'opacité du monde semblait s'ouvrir au ruissellement confondu de la parole, de la lumière et du sang". Il descend dans l'arène et il prend le taureau par les cornes: il s'expose, il se dérobe, il expie. Avec lui, la peinture devient un roman de cape et d'épée.
(1) "L'Ecriture seconde. La pratique poétique de Jacques Dupin" de Dominique Viart, Galillée, 1982.