10 décembre
Lu: "Une Certaine Joie. Essai sur Proust " de Jacqueline Risset (Hermann Editeurs).
Pour Jacqueline Risset, Proust a d'abord été un auteur de jeunesse avant de devenir un sujet de livre. Les jeunes filles savent tôt lire Proust comme un éveilleur, un tentateur, un divin corrupteur, parce qu'elles sont à la fois plus folles et plus sages que nous. A l'âge où les garçons s'étourdissent en bravades et en courses folles, s'acoquinent la gorge au vent avec les spadassins de Dumas ou les Peaux-Rouges de James Oliver Curwood, elles s'entêtent de parfums et rêvent de plumes.
Qu'est-ce que la littérature? Le réel est violent, obscène, opaque: il faut en extraire une essence, des symboles, des lois. (Je dis: il faut, c'est mieux mais on n'est pas obligé!) Elles le savent confusément, l'amour appelle des formes, une poétique, et ça ne les effraie pas, les filles, ce processus d'enfantement qui enfle comme une grenouille, côté Méséglise ou côté Combray, et qui peut faire d'une grisette une lady. Quoi de plus excitant au contraire qu'une métamorphose!
Avant de lui décerner son brevet de samouraï aux tempes pâles, j'avoue avoir longtemps ignoré Proust, ses soupirs de chochotte, ses émois frileux et surannés, sa douceur maladive. Je méprisais la beauté du sommeil, j'étais sourd à cette musique de chambre. Je manquais de tact. Le dernier jeune homme?... Je lui préférais de loin Faulkner, Henry Miller ou Hemingway. Je les aime toujours, ces trois-là, mais comme on protège un souvenir, comme on chérit une vieille cicatrice au front.
C'est quand même un paradoxe: Proust qui ne vit que dans le passé, la tête enfouie dans l'oreiller, je le lis au présent. Il me procure toujours des sensations nouvelles. Avons-nous su avant lui ce qu'est le chagrin, et ce loisir enchanté que devient avec le temps la tristesse? Dans ces parages, il y a aussi Sagan, fêtarde mélancolique et ange infirme des ailes, toujours actuelle... Elle aussi, après une nuit blanche, aurait pu commencer un roman par: "Longtemps, je me suis couché de bonne heure" - dans cet incipit célèbre, tout est dans le longtemps bien sûr qui fait résonner la phrase, majestueusement, comme à l'église au moment de l'introït, et fait d'un aveu trivial une clef symbolique.
De toutes les heures passées dans son adolescence avec un livre, celles qui l'ont été en compagnie de Proust ont donc été pour Jacqueline Risset "les plus longues, les plus passionnées, les plus décisives aussi". Un choc. Proust fut son Bonaparte et son Copernic. "Aucun livre jusqu'alors n'avait semblé parler d'aussi près", se souvient-elle, comme d'une haleine trop forte.
Proust lui-même, dans la préface à sa traduction du "Sésame et les Lys" de Ruskin évoque ces heures enchantées qui formeront dans la mémoire "le calendrier des jours enfuis": "Il n'y a pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laissé sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin... tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l'importunité, elle en gravait au contraire en nous un sentiment tellement plus doux (tellement plus précieux à notre jugement que ce que nous lisions alors avec amour".
Sauf que, chez Proust, s'opère un mélange qui coalise le livre lu et l'à côté, le dessin et la brume, c'est à dire tout ce qui environnait plus ou moins confusément la lecture à ce moment-là: le bruit de la pompe à eau, les plates-bandes de pensées bordées de briques et de faïences dans le petit jardin, les assiettes peintes au mur de la salle à manger, les rumeurs des déjeuners d'étés, les cris qui s'estompent dans le fond du parc, etc. La sonate de Vinteuil est ainsi insécable d'un certain clair de lune sur le Bois de Boulogne.
De cette perception suraigüe qui est presque une douleur, Proust fait une énigme où il puise, avec la force d'un songe, l'intuition même de "La Recherche", le pressentiment de son écriture et les paysages insoupçonnés qu'elle suscite.
Rien de mieux que les textes préparatoires, et notamment le "Carnet de 1908", pour qui veut surprendre la primauté de l'oeuvre, dans ces instants fiévreux qui émergent de l'obscur, avec "cette crête qu'ont les idées certains jours" et qui sont accompagnés de ce que Proust appelle "une certaine joie". C'est "une rêverie d'écriture". Jacqueline Risset qui adore les cathédrales -elle a traduit Dante en français - nous invite à une visite guidée des parties souterraines ou étranges de l'édifice.
Livre savant. Chez Proust, il y a de l'explicite et de l'inavouable, et "tout cela est caché à l'intelligence comme à la vue"... L'auteur de "La Recherche" sait bien, lui le premier, qu'en grec, theoria signifie regard. Avec lui, il est difficile d'échapper au temps comme fiction, à la diégèse, et autres gracieusetés : Jacqueline Risset ne s'en prive pas, elle montre comment chez Proust la métaphore est une "figure impure" qui introduit "la hantise de l'extériorité, de la corruption et de l'anéantissement" mais elle peut aussi parler du "sommeil d'une pomme".
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Rappel :
Précaution inutile , Edition présentée par Frédéric Ferney
Marcel Proust
Roman (broché).
Editeur : Le Castor Astral
Collection : Les Inattendus
Parution : 20/11/2008
Nombre de pages : 173
Dimensions : 19.00 x 12.00 x 1.60
Rédigé par : ororea | 10 décembre 2009 à 17:55
Le temps nous est compté, et je préfèrerai toujours, bien que ce billet soit à la fois efficace et délicat, relire Proust plutôt que lire sur Proust.
Rédigé par : fsns | 10 décembre 2009 à 21:17
"A l'âge où les garçons s'étourdissent en bravades et en courses folles, s'acoquinent la gorge au vent avec les spadassins de Dumas ou les Peaux-Rouges de James Oliver Curwood, elles s'entêtent de parfums et rêvent de plumes. "
C'est pas pour te contredire, mais ya aussi des garçons manqués : une fille normale, ça peigne sa Barbie toute la journée, moi je passais mon temps à caresser les pecs de mes big Jim et Action Joe et à lire Capitaine courageux, Deux ans de vacances, Robinson Crusoe et les trois mousquetaires...
Rédigé par : ororea | 10 décembre 2009 à 21:32
Pareil que fsns! et votre billet ne fait que raviver cette envie...
Rédigé par : Ambre | 10 décembre 2009 à 22:05
Merveilleuse traductrice de la poésie du temps, c'est un plaisir de lire Jacqueline Risset. Je partirai donc dans le temps, son "longtemps" de l'écriture à la recherche de Proust, le plus grand écrivain de mon adolescence, avec Rimbaud.
Je me suis vautrée avec délice dans le temps-long de ses phrases, mais je n'ai, curieusement, jamais lu et relu Proust dans un endroit clos. Ni pièce au coin du feu, ni chambre, ni cachette.... Toujours le dehors, jardins, parcs, campagne, mer ,océan...Un dehors pour mieux entrer en dedans (le dedans en sommeil)? Peut-être, parce que comme vous "je le lis au présent"?
Merci pour cette douceur Frédéric !
On a parfois l'impression d'acheter du miel, des fleurs, des nénuphars chez son libraire
Rédigé par : Anne B | 11 décembre 2009 à 14:17
Allez voir ça, c'est original:
"Le dernier amour de monsieur M" - lecture à voix haute
Quelques extraits du roman de Frédéric Ferney "Le dernier amour de monsieur M" édition Robert Laffont. Hébergé par Overblog.
lecture à voix haute - http://lecture-a-voix-haute.over-blog.com/
Rédigé par : ororea | 11 décembre 2009 à 23:51
Y'avait une rencontre autour de Victor Hugo ce soir à Vincennes, avec les grèves et embouteillages, pas facile de s'y rendre (en plus je suis restée vingt minutes coincée dans l'ascenseur de mon immeuble) mais c'était plaisant, j'ai même réussi à discuter un peu sérieusement avec FF (piou, kilebô de près, en revanche les pulls noirs, j'aime pas trop, vivement la saison des chemises affriolantes) et y'avait une autre groupie sympa de Nantes...
Rédigé par : ororea | 14 décembre 2009 à 00:37
Je n'ai jamais réussi à finir un livre de Proust.Manque de tact?
Tiens, je préfère aussi Hemingway. Encore aujourd'hui...
Rédigé par : Jonavin | 14 décembre 2009 à 12:40
Moi j'ai dévoré tout les livres de Proust
Rédigé par : lunettes | 14 octobre 2010 à 15:52
Il est vrai que Proust a un style assez spécial. Ses ouvrages ne sont généralement pas très faciles à lire. J'ai beaucoup aimé "Un amour de Swann"
Rédigé par : lunettes pas cheres | 28 janvier 2011 à 14:25
ça peigne sa Barbie toute la journée, moi je passais mon temps à caresser les pecs de mes big Jim et Action Joe et à lire Capitaine courageux..KK
Rédigé par : pas cher lunettes de soleil | 18 mars 2011 à 09:21
e me suis vautrée avec délice dans le temps-long de ses phrases, mais je n'ai, curieusement, jamais lu et relu Proust dans un endroit clos. Ni pièce au coin du feu, ni chambre, ni cachette
Rédigé par : chaussures air max tn | 19 mars 2011 à 08:15
avec les grèves et embouteillages, pas facile de s'y rendre (en plus je suis restée vingt minutes coincée dans l'ascenseur de mon immeuble) mais c'était plaisant, j'ai même réussi à discuter un peu sérieusement avec .
Rédigé par : puma soldes | 19 mars 2011 à 08:17
Ce serait dommage de supprimer les commentaires. A chacun de savoir faire le tri, voire les occulter.
Rédigé par : air max 90 homme | 19 mars 2011 à 08:28
les plates-bandes de pensées bordées de briques et de faïences dans le petit jardin, les assiettes peintes au mur de la salle à manger, les rumeurs des déjeuners d'étés, les cris qui s'estompent dans le fond du parc, etc.
Rédigé par : chaussures puma | 19 mars 2011 à 09:49
les rumeurs des déjeuners d'étés, les cris qui s'estompent dans le fond du parc, etc.
Rédigé par : chaussures shox | 21 mars 2011 à 10:21
"ce loisir enchanté que devient avec le temps la tristesse"... peut-être, si la tristesse n'était pas déchirante au départ, car sinon, elle n'est pas soluble dans le temps, et si elle se métamorphose, ce n'est pas en conte de fées. Mais peut-être n'ai-je pas encore assez de temps au bord des mains.
Rédigé par : ALiCe__M | 24 mars 2011 à 20:30