2 mars
Lu: "Une odyssée américaine" de Jim HARRISON (Flammarion).
C'est le seul auteur blanc, borgne et indien de l'Amérique - James Fenimore Cooper auquel il est relié par un fil d'or n'avait pas un oeil crevé, que je sache. C'est aussi, à ma connaissance, le seul écrivain capable de rester debout, parfaitement immobile, ne dormant que d'un oeil toute une nuit, seul dans la forêt, en espérant qu'un rouge-gorge viendra se poser au petit matin sur son épaule d'épouvantail. Le dernier des Mohicans? C'est quoi encore, ce folklore?
A ses débuts, la critique ne l'a pas épargné: dans son pays, on l'a traité de plouc, de "bouseux gras du bide" et de macho, avec "un fusil à la place du pénis". Les féministes lui ont d'emblée taillé un costard de brute avinée, de "male chauvinistic pig". Il aimait trop la baise, l'alcool et la chasse. Pas fréquentable, ce lascar! Il vivait, paraît-il, dans un patelin neigeux du Michigan, entassant des totems et des reliques: une plume de corbeau, un crâne de coyote, un tomahawk, comme un ours dans sa caverne.
Pas si facile pourtant de devenir un ours, c'est une expérience, une ascèse. Il suffisait de le lire, pour deviner sous ses ivresses et sa bestialité, une mystique: "... l'ours (selon John Muir) est fait de la même poussière que nous, il respire la même brise et boit la même eau, sa vie n'est pas longue, elle n'est pas courte, elle ne connaît pas de début, pas de fin, elle ne se charge d'aucune contrainte, d'aucun projet, elle est au-dessus des accidents du temps et ses années se succèdent, sans repères, sans limites et deviennent ainsi égales à l'éternité". Jim pouvait tout aussi bien se mettre dans la peau d'un loup ou d'une baleine.
Nous, on découvrait, émerveillés, "Legends of the Fall" paru au début des années 80 (en français: "Légendes d'automne" mais aussi, si l'on veut, "Légendes de la chute"). C'était américain, violent, biblique. L'histoire de ces trois frères qui quittaient le Montana pour s'engager dans la Guerre de 14 accompagné d'un serviteur cheyenne appelé "Un Coup" (pour "Celui qui ne Donne qu'un Seul Coup de Poignard), ça nous changeait un peu du talmud urbain de Philip Roth et des chastes nouvelles d'Henry James où l'on croise plus souvent, à l'heure du thé, une comtesse toscane qu'un nègre dans un champ de coton ou un Peau-Rouge dans la prairie.
Oui, je sais, c'est un survivant des temps fabuleux, Jim, avec son allure de pistolero mexicain, et un chroniqueur des combats perdus. Un fantôme de vieil enfant, un vieux croûton, un vestige. "I sound my barbaric yawp over the roofs of the world", hurlait Whitman en se baignant nu dans l'Atlantique aux heures de la lune. C'est un peu ça, Harrison: une parade sauvage. Il capte les pleurs érotiques, les naufrages muets, les deuils, les bruissements de la forêt, les cris, le murmure géant qui fait trembler les terres de l'Ouest, comme si c'était encore un Nouveau Monde, comme si le temps n'avait pas de prise sur ses douleurs et ses rêves.
Dès les premières pages, on sait qu'on n'est pas dans un roman d'André Gide ou de François Mauriac: "J'ai repris la ferme lorsque le père de Vivian est mort en pêchant la perche dans Les Chenaux, des îles près de Cedarville. Ce gros con fort comme un Turc essayait de transporter cinquante kilos de filets de perche conservés dans la glace depuis un chalet jusqu'à son pick-up". Cliff, le narrateur est un paysan (qui a été prof de lycée, comme Jim autrefois): sa femme Vivian vient de le quitter après trente-huit ans de mariage.
Dans une vieille malle, Cliff retrouve un puzzle d'enfant représentant les Etats-Unis d'Amérique avec quarante-huit pièces de couleurs différente, une pour chaque état; il regarde son vieux break Taurus par la fenêtre, se recueille sur la tombe de sa chienne Lola, écrase une larme en songeant à son petit frère Teddy mort noyé, et largue les amarres dès l'aube. Go west, old man! Chaque fois qu'il franchira la frontière d'un nouvel état, il jettera une pièce du puzzle par la fenêtre. Il va en cours de route rebaptiser chaque état d'un nom plus approprié: Potawatomi pour ce cher Michigan, Chumesh pour la Californie, Onondaga pour la Pennsylvanie. Nous sommes en Amérique: la littérature est une affaire de géographie, animée, mouvante comme la forêt de Macbeth.
C'est ce qu'on appelle un roman picaresque (avec, cette fois, une certaine Marybelle, bien vivante, dans le rôle de Dulcinée). Ca se dit en américain: road-movie. Une fuite, une cavale, une fugue, en territoire inconnu. "La grand-route", c'était le titre d'un bel essai de Pierre-Yves Pétillon sur le roman américain (1). Depuis les "Aventures de Huckleberry Finn", c'est toujours la même histoire. Je n'ai pas parlé de son humour; Jim Harrison achevait ses mémoires d'une phrase: "Ma vie aurait pu être différente, mais ça n'a pas été les cas". Je l'adore. Il adore le piment: la dernière fois qu'on s'est vus, je lui ai donné ma recette de pili-pili du Sénégal.
(1) Seuil, 1979.