15 février
LU: "Rien à craindre" de Julian BARNES (Mercure de France), à la paresseuse, en prenant tout mon temps pour faire durer le plaisir... Je ne sais toujours pas ce qui rend cet auteur si charmant: est-ce l'humour, la vivacité, l'élégance, la franchise? Depuis "Le Perroquet de Flaubert" (Prix Médicis essai, 1986), cet Anglais nous fait voir autrement, en flâneur passionné, ce qui est nôtre et ne nous appartient pas: la littérature française.
"Quand donc Barnes va-t-il enfin taire sa gueule sur Flaubert?", s'est écrié un jour Martin Amis. Quant à Montaigne, c'est à Oxford qu'il se sont rencontrés pour la première fois: ils ne se sont plus quittés. Lire "Les Essais", allongé dans une barque sur les eaux sinueuses de l'Isis ou sous un vieil arbre élisabéthain, environné de roses et de daims en mâchant du lierre, c'est divin, c'est cool, ça vous change la vie.
Surtout ne vous fiez pas au titre de son nouveau livre qui n'est pas si rassurant. Rien à craindre? Rien à espérer plutôt! L'aimable Julian Barnes que j'imagine de préférence attablé devant un soufflé aux courgettes et un verre de Chardonnay est journellement assailli par la pensée de la mort - sans parler des "attaques nocturnes intermittentes" qui viennent perturber son sommeil. Encore s'agit-il d'une peur "modérée, raisonnable, réaliste", pas de l'effroi pascalien. N'empêche, ce n'est pas tout à fait rien, ce rien, puisqu'il nous attend, il nous guette.
Ce n'est pas une révélation. Non plus que cet aveu dès la première phrase: "Je ne crois pas en Dieu mais il me manque". Barnes est un promeneur méthodique de cimetières, fasciné par la corruption et le délabrement. Il devine malgré lui l'impalpable péril dans les cernes d'un ange comme dans la fêlure d'un compotier. Il a une sorte de prédisposition à sentir la caresse froide d'une insomnie, à flairer une absence ou un chagrin. A ceci près que sa métaphysique, la seule dont un Anglais soit capable, c'est l'humour.
Il en faut, de l'humour, car ce n'est pas tout. D'abord Dieu nous abandonne sournoisement, ensuite c'est la mémoire, pas beaucoup plus fiable, qui nous fait des niches. Pas un seul souvenir de leur enfance partagée sur lequel Barnes ne diverge avec son frère: d'ailleurs, ils ne s'assemblent ni ne se ressemblent guère. Le même abîme séparait ses grands-parents: ils avaient tenu chacun de leur côté un journal intime qui, relu par eux-mêmes vingt ans plus tard, était devenu par sa banalité même une source de chamailleries sans fin. Quand l'un notait: "Vendredi. Belle journée. Travaillé dans le jardin. Planté des pommes de terre", l'autre rétorquait: "Balivernes! Plu toute la journée. Trop humide pour travailler dans le jardin". Essayez donc de raconter une histoire familiale dans ces conditions!
Ni roman ni essai ni autobiographie. Quoi alors? "Peut-être devrais-je vous avertir (surtout si vous êtes un philosophe, un théologien ou un biologiste) que certains passages de ce livre vous feront l'effet d'un bricolage d'amateur... Je devrais aussi vous avertir qu'il va y avoir beaucoup d'écrivains dans ce livre. La plupart disparus, et nombre d'entre eux français". C'est tout Barnes, cela: une façon polie d'écarter certains lecteurs tout en attirant habilement les autres. Avec cela, une exquise modestie. Barnes se sauve de la gravité: il a ce don sans quoi le dandy n'est qu'un snob, et le savant un cuistre. Il se sauve de la mélancolie et de la malveillance (y compris envers soi) par une heureuse disposition de caractère: sa bonhomie l'incite à comprendre, à sourire, à pardonner.
A force de fréquenter Montaigne ("Il est là où commence notre réflexion moderne sur la mort", dit-il) et Jules Renard, riche en idées noires, sentant s'accroître les ombres avec l'âge, Julian Barnes a fait provision de stoïcisme, plus enclin désormais à traiter ses craintes et ses tremblements à coups d'ironie. "L'ironie est surtout un jeu de l'esprit. l'humour serait plutôt un jeu du coeur, un jeu de sensibilité", écrit son cher Jules Renard. Barnes réussit à fondre ces deux pickles dans son cocktail métaphysique: une goutte de poison dans le lait de l'humaine tendresse, cela suffit.
Ainsi juge-t-il sa mère, fière de brandir son athéisme, comme une personne lucide, opiniâtre, intolérante avec les sots: "Son rôle dominant dans la famille et ses certitudes sur le monde ont rendu les choses utilement claires dans l'enfance, restrictives dans l'adolescence, et péniblement répétitives dans l'âge adulte". Par réaction, le jeune Barnes aurait pu entrer dans les ordres. Ca n'a pas été possible: "... je me disais que Dieu ne pouvait pas exister parce que l'idée qu'il pût me regarder pendant que je me masturbais était absurde". Et puis un jour, un camarade de classe lui transmit la nouvelle nietzchéenne que Dieu était mort, "ce qui voulait dire que nous pouvions tous nous branler joyeusement".
Las! Ces secousses juvéniles lui sont aujourd'hui d'un moindre attrait. Barnes est devenu sceptique, comme Montaigne. Ce n'est pas mal, ça brûle les mauvaises herbes comme dirait son ami Jules et ça vous oblige à penser en dehors des clous. Contre la peur de la mort, il y a aussi les pistaches de Rachmaninov, chut! mais le succès n'est pas assuré. Le problème, c'est qu'avec Dieu on pouvait encore parlementer, avec la Mort, non, elle "refuse tout simplement de venir à la table des négociations". Il envierait presque la sérénité grammaticale du Père Bouhours, précis jusqu'à son dernier souffle: "Je m'en vas ou je m'en vais; l'un et l'autre se dit ou se disent". C'est beau, un professionnel.
Le livre s'achève sur une pirouette: Barnes s'aperçoit qu'il n'a jamais écrit le mot FIN à la dernière page d'un livre, cette fois il ose, en hésitant un peu sur le corps. Note à l'imprimeur: petite majuscules, s'il vous plaît.
Beau miroir que cette chronique où les reflets de celui qui est vu et de celui qui voit semblent se confondre un peu.
Rédigé par : Critiquator | 17 février 2009 à 07:12
Je suis toujours surprise par l'énergie ironique de Julian Barnes, il prend le lecteur le plus averti à contre pied, c'est un homme brillant et drôle, qui excelle dans l'art délié du paradoxe, avec cet accent français mêlé aux couleurs anglaises, il a ce petit"je ne sais quoi" qui nous pousse pendant la lecture "à prendre tout son temps pour faire durer le plaisir".
Dans son dernier livre, il nous révèle sa phobie, mais "Rien à craindre", je vais le lire.
Quand même une petite phrase de Flaubert :
"Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure...un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut".
Lettre à Louise Colet.
Là tout de suite, je pense à un tableau de Ben revu chez Templon :
"La mort est simple". (acrylique sur toile 1999).
Rédigé par : Anne B | 17 février 2009 à 10:09
Radieux adieux? Ce billet donne tout de même un peu la chair de poule.
Mais Barnes sans doute écrit avec assez d'humour - rien à craindre?
Rédigé par : Tania | 17 février 2009 à 11:38
"en prenant tout mon temps pour faire durer le plaisir"
Huuum, ça donne envie ... de lire.
Rédigé par : ororea | 17 février 2009 à 13:55
Les perroquets lancent leur ramages multicolores
Sur la foule des universitaires qui les ignorent
Et caquètent dans la généalogie feuillue des Windsor,
Flaubert le Tory tourmenté de Trouville,
L'idiot de la haïssable famille,
Chancèle dans les précipices de la Création,
Chiquenaudant les Homais au pays des Tudor, sordide Albion,
Oh mais Gustave, tu dors? Oublie le Pont de l'Alma,
Réveille-toi et appareille pour les faubourgs de Mégara,
sur le Bateau Livre des Poètes plagieurs par anticipation,
Oublie les sentiments et la mâle éducation...
Rédigé par : MJC | 17 février 2009 à 21:35
J'ai commencé "le Perroquet de Flaubert" puisque "Rien à craindre" ne se trouve pas encore dans le réseau Biblio-Médiathèque. Ma foi, je suis contente de me retrouver en Normandie. J'ai jeté un oeil sur "Love..." mais le rythme ne me plait pas. (N'allez pas imaginer ce que je n'ai pas dit).
La lectrice.
Rédigé par : Alistrid | 18 février 2009 à 07:02
Je partage vos appréciations de Barnes et de son "Rien à craindre" . C'est certainement un des livres les plus stimulants que j'aie lu depuis longtemps. Plus près de toi ma mort...
Mais de là à trouver délicieux le lierre mâché. Essayez!
Rédigé par : Alain HERVE | 26 octobre 2009 à 17:30