28 février
LU: "Un avant-poste du progrès" (Rivages Poche) et "Le Naufrage du Titanic et autres écrits sur la mer" (Arléa) de Joseph CONRAD.
Il court sur Joseph Conrad (1857-1924) une rumeur de périple, de perdition, de rêverie. Une odeur d'enfer refroidi, brrr! par l'écume du Titanic. Des histoires d'honneur, de trahison, de fuite éperdue. Des frayeurs d'océan, des typhons, des paniques. Regardez-le: belle tête de gentleman, de père noble à barbiche et col dur. Un amiral à l'encre bleue. en croisière privée. Pas du tout la tronche d'un baroudeur en nage, le sombre capitaine! Accoudé au bastingage d'un transatlantique, le S.S. Tuscania, accostant à New York, il porte beau: melon, gants, canne, pochette. On dirait un collègue d'Aristide Briand en mission diplomatique pour la S.D.N.
Rien à voir avec notre Cendrars: sa trogne de viveur, fendue comme une poire, esquintée par la souvenance et le nombre - de javas, de salves, de nuits blanches. Il y a du songe, du nuage, dans l'oeil sourcilleux de Joseph Conrad, il y a surtout des idées fixes, des fleuves noirs, des lentes expiations, je ne sais quoi de hautain et rêveur. On n'a pas du tout envie de lui taper sur le ventre: "Allez, Jojo! Raconte-nous une histoire!" Pas commode, le pépère!
Je n'oublie jamais que Joseph Conrad est l'auteur de "Nostromo", l'un des plus beaux romans du XXe siècle - le plus ample, "le plus anxieusement médité", le plus hermétique aussi, qu'il ait écrit. Le cinéaste Joseph Losey qui essaya en vain de l'adapter au cinéma prétendait qu'on ne pouvait le lire que si on l'avait déjà lu! Possible définition d'un chef d'oeuvre?... Reste que lire ou relire Conrad, pour moi, c'est retomber en adolescence, avoir des rêves et de l'acné: par une filiation chimérique, au rayon jeunesse, il reste un petit-cousin de Stevenson du côté de l'obscur. L'obscurité, déjà, est dans son nom: Jozef Konrad Nalecz Korzeniowski, dit Joseph Conrad, et dans son livre le plus célèbre: "Au coeur des ténèbres".
Je n'avais pas l'idée alors d'un écrivain métaphysique, et je ne comprenais pas pourquoi Kurtz, le soldat perdu, balbutiait au tréfonds de la forêt: "L'horreur! L'horreur! - un substantif qui n'entrait pas dans le vocabulaire du Capitaine Haddock! Ce qui m'enchantait, au fond, c'était une certaine opacité, sans parler de ces mots qu'il déposait comme des cailloux inconnus sur le sable: amures, beaupré, ralingue, brion, estrope.
Virginia Woolf qui n'était pas si gentille, étant si triste, a accusé Conrad de sa voix douce d'écrire l'anglais comme une vache espagnole et de s'égarer dans le mélodrame. Je l'ai su beaucoup plus tard. Je ne lui ai jamais pardonné, à cette pimbêche neurasthénique, qui n'a jamais vu la mer que du haut d'un phare. Pas plus qu'à ce prof, en seconde au lycée, qui ne jurait que par Romain Rolland, et qui se déconsidéra à jamais en s'écriant devant mes camarades et moi: "Mais enfin, messieurs, Conrad, c'est écrit en patagon, en petit-nègre!" L'imbécile! Il ignorait que j'envisageais alors une carrière de skipper dans les Caraïbes.
Fils d'un insurgé polonais en rébellion contre le tsar, élevé par un oncle, Conrad s'engage à dix-sept ans dans la marine marchande britannique; il ne parle alors que quelques mots d'anglais. Vingt ans plus tard, il publie son premier livre, "La Folie Almayer", en anglais - s'il est devenu entre temps citoyen britannique, sa seule patrie, c'est l'océan. Ce n'est pas un écrivain qui voyage, c'est un marin qui écrit.
Etrange, je m'en aperçois en le relisant, comme il semble avoir vécu les désastres d'une histoire qu'il n'a pas connue: dictatures, guerres, génocides. Quand on lit Kipling ou Melville (je ne parle même pas de Pierre Loti!), on sait qu'on a changé d'époque. Conrad, lui, est déjà post-moderne, amer et compromis dans le désenchantement du monde. Il dénonce au Congo la cupidité et la cruauté de la colonisation à une époque où la plupart des Européens sont encore aveugles. Il ne croit déjà plus au progrès ou alors dans une forme inhérente au cauchemar.
Le thème dominant, sorcier, obsessionnel, chez Conrad, c'est la peur: "Un homme peut tout anéantir en lui, l'amour, la haine, la foi, et même le doute, lit-on dans "Un avant-poste du progrès"; mais aussi longtemps qu'il s'accroche à la vie, il ne peut anéantir la peur: la peur subtile, indestructible, terrible, qui imprègne son être; qui colore ses pensées; qui est à l'affût dans son coeur; qui épie sur ses lèvres l'agonie du dernier souffle".
Un écrivain de la mer? Plutôt un écrivain de la désertion et de la nuit.