21 mars
On nous reparle beaucoup de Gide: normal, c'est le 140e anniversaire de sa naissance, les vitrines des libraires lui tressent des couronnes, les livres qui le célèbrent abondent (1). Lui qui adorait la gloire mais se fichait des honneurs, qu'en aurait-il pensé? Dans ce pays, autrefois, la littérature savait discerner parmi les siens celui qui défendait le mieux la langue française, offrait un bel exemple à la jeunesse et méritait de la représenter à l'étranger. Nous eûmes Chateaubriand, Victor Hugo, Anatole France. Entre Barrès et Malraux, ce fut lui le roi, à la satisfaction générale. A sa mort, Jean Paulhan, peut-être, faute d'être digne de s'asseoir dans son fauteuil, aurait pu accepter une sorte de Régence. Camus parti, c'est Sartre, finalement, qui rafla la mise. Depuis, nous sommes - joyeusement - orphelins.
Chaque écrivain, en France, s'il veut être lu, doit devenir un personnage. André Gide s'est prêté au jeu avec un certain art: le jeune homme à cape de berger et barbiche symboliste (les mêmes que son petit camarade André Suarès) s'est transformé en intellectuel, capable de dire la vérité sur le Congo ou l'URSS, de jouer du Chopin au piano en plissant ses yeux d'archer mongol, puis en vieillard noble, préfaçant Goethe ou traduisant Shakespeare en robe de chambre. Je ne parle pas des mérites littéraires, qui ne peuvent pas nuire au succès de l'entreprise (encore que!), mais d'une certaine attitude. Ce qui l'a sauvé, c'est qu'il n'a jamais été très moderne, ce qui arrive quand on aspire à devenir un écrivain classique.
Un sans-faute ou presque. Le "Journal" commence, en janvier 1890 (Gide a 21 ans), par une visite à Verlaine, ronchonnant, sur son lit d'hôpital. On imagine le tableau. Trente ans plus tard (eh oui, trente ans! à l'époque, les diaristes n'étaient pas des jean-foutre), on lit dans le même "Journal", à la date du 28 octobre 1920: "Hier soir, j'ai ressorti tous mes "journaux" de jeunesse. Je ne les relis pas sans exaspération - et n'était l'humiliation salutaire que je trouve à leur lecture, je déchirerais tout. Chaque progrès dans l'art d'écrire ne s'achète que par l'abandon d'une complaisance. En ce temps, je les avais toutes, et me penchais sur la page blanche comme on fait devant un miroir".
C'est tout Gide, cela. Nul ne se connaît, nul surtout ne se décèle et ne s'écrit mieux que lui. Le principal événement est en lui-même. Il le sait quand il se palpe, froidement, en puritain contrarié ou en sybarite, empêtré de réticences et de feintes, rêvant de petits garçons, tirant le diable par la manche et le meilleur parti de ses contradictions. Gide feint de s'ignorer quand il se devine, et, quand il s'esquive ou se dérobe, il se révèle mieux encore. Un faux-cul? Un professeur de lucidité, je vous dis. Il ne faut jamais critiquer Gide, on se ridiculise, il fait ça mieux que personne.
J'aime bien ce qu'écrit Bernard Fauconnier dans un article récent: "Ces variations du moi par lesquelles l'écrivain, feignant de se livrer pieds et poings liés au jugement du lecteur, entre en concurrence avec son oeuvre pour exhausser sa propre image relèvent tout à la fois chez Gide de l'orgueil et du jeu, du plaidoyer et de l'aveu singulier. La confession est le moyen le plus subtil de masquer l'essentiel. Gide n'use pas du genre sans quelque perversité et détours suspects. Non seulement il écrit, mais il se regarde écrire; et, se regardant, il entend que tout le monde en profite. Ecrivant il se juge, et prie son lecteur de juger aussi son jugement. Mais ces déboutonnages successifs composent, au total, un débraillé fort étudié" (2)
Je trouve le "Journal" de Drieu la Rochelle plus sensible et plus honnête, jusque dans ses aveuglements et son infamie. Qui a dit que la sincérité était le premier mouvement d'un homme qui ne sait pas dissimuler? Cela ne se peut pas, voyons. Si l'on veut être sincère, il faut du temps, du calme, du confort, donc du calcul. En fait, il faut taire ce qu'on pense de peur d'être mal compris! De la prudence, surtout de la prudence - c'est l'une de ses principales vertus, son pire défaut étant la pingrerie. Un étourdi n'est pas sincère, il est étourdi! Si l'on veut être vraiment sincère, il faut être un peu hypocrite, voilà!
Enfin, je ne pardonne pas à Gide son jugement péremptoire sur Oscar Wilde: "Wilde n'est pas un grand écrivain". Wilde lui a-t-il dit un jour: "J'ai mis tout mon génie dans ma vie; je n'ai mis que mon talent dans mes oeuvres", comme il le rapporte dans son livre de souvenirs ("Oscar Wilde", Mercure de France, 1989)? Peut-être. Mais n'est-ce pas le genre de phrase qu'un écrivain prononce en soupirant avec l'espoir secret d'être contredit par un ami? Quel genre d'ami était Gide?
Quand il rencontre Oscar Wilde à Paris, en novembre 1891, il n'a que 22 ans: il ne croit pas au génie d'Oscar Wilde mais il admire cet écrivain, de quinze ans son aîné, fêté et célèbre, libre de ses goûts, et qui fait peser sur lui, avec un mélange inextricable d'effroi et de fascination, des charmes qui le glacent. Le jeune homme qui s'apprête à épouser sa cousine va découvrir en Algérie des plaisirs défendus: Gide doit à Oscar sa première expérience homosexuelle avec un jeune flûtiste arabe. Je crois qu'il ne lui a jamais pardonné!
Gide se débarassera de sa fascination à travers le personnage de Ménalque, faune épais et caricatural, dans "Les Nourritures terrestres" et dans "L'Immoraliste". S'il se montre plus nuancé dans ses souvenirs, il évitera toujours de le revoir et ne se rendra pas à son enterrement. Par lâcheté? Non, car Gide n'était pas lâche. Plutôt pour se punir du péché, pour se venger de l'ivresse, pour en répudier la menace et se disculper du vertige éprouvé devant la folle liberté d'Oscar Wilde. Prude dans ses émois, prudent dans ses actes, Gide ne supporte pas la façon dont Oscar s'expose en public en éclatant d'un rire exagéré, scandaleux - Ha! Ha! quite divine, my dear! Le plus anglican des deux, c'est Gide. Oscar était, à tout point de vue, catholique en songe et romain.
Bref, "Corydon" pour l'époque, c'était bien. Aujourd'hui, un petit manuel, "Comment devenir pédéraste et renoncer définitivement à l'imparfait du subjonctif", en sept leçons, avec un petit glossaire des expresions utiles en langue arabe, ferait l'affaire.
(1) Signalons en vrac: les deux volumes de "Romans et récits. Oeuvres lyriques et dramatiques" d'André Gide (Gallimard, La Pléiade), "L'univers ludique d'André Gide. Les Soties" de Bertrand Fillaudeau (José Corti), "Corydon citoyen. Essai sur André Gide et l'homosexualité" de Monique Nemer (Gallimard), "Gide. L'Assignation à être" de Sandra Travers de Faultrier (Michalon), "L'Ecriture du jour. Le Journal d'André Gide" d'Eric Marty (Seuil), "André Gide ou la vocation du bonheur, t. 1, 1869-19911" de Claude Martin (Fayard).
(2) Dans le dossier du Magazine littéraire (n°484, mars 2009) consacré à Gide, "le plus moderne des classiques".