15 janvier
Lu avec passion: la nouvelle de Barbey d'Aurevilly, "La Vengeance d'une femme" (dans "Les Diaboliques") - un de mes amis songe à en faire une adaptation pour le cinéma, je ne sais pas encore si c'est une bonne ou une mauvaise idée. En attendant, quelle leçon pour quiconque fait métier de raconter une histoire!
Vous en connaissez peut-être la trame. Le narrateur, Robert de Tressignies, a suivi une nuit une femme à la beauté singulière, une prostituée, jusque dans sa chambre; elle lui a confié son secret... Duchesse d'Arcos de Sierra Leone, épouse d'un Grand d'Espagne, elle a été jadis accusée à tort d'être infidèle: son mari a fait assassiner sous ses yeux son amant supposé, Esteban, et donné son coeur en pâture à des chiens. Sublime d'orgueil et d'abnégation, comme étrangère à son propre sort, la duchesse a fui en France, elle n'est devenue une fille publique qu'afin de "souiller" l'honneur du duc, un bien plus précieux que sa vie. Un an plus tard, dans un salon parisien, la funeste destinée de la duchesse est révélée solennellement à l'ambassadeur d'Espagne en présence de Tressignies: la duchesse est morte "honteusement" à l'hôpital, avec un fier sourire aux lèvres. Le mari jaloux est déshonoré, la vengeance de la duchesse est accomplie.
Je raconte mal. Ce qui est admirable, précisément, c'est l'art du conteur qu'est Barbey. Ce qui glace le sang, c'est moins le fait divers atroce que la mise en scène, le lent et cruel cérémonial, auquel l'auteur obéit pour parvenir à ses fins. Hitchcock et Mishima auraient adoré cela. On est, avec Tressignies, en même temps que lui, "crocheté" par le suspense et l'effroi. Ce qui est diabolique, c'est le raffinement du récit, émaillé de digressions qui ne font qu'accroître notre impatience, notre curiosité. Honnêtement, je ne vois pas comment, au cinéma, on pourrait se passer d'une voix off, c'est ce que je vais dire à mon pote.
Dans sa "Préface" aux "Diaboliques" (1874), Barbey prétend dans la perspective d'un catholicisme militant qu'il n'écrit des horreurs que pour épouvanter et dissuader les âmes. Sacré farceur, va! Il sait bien que le Mal, dans ses nouvelles, subjugue, fascine, et l'intonation morale du récit n'y change rien,au contraire.
Du coup, j'ai réouvert l'excellent essai de François Taillandier, "Un Réfractaire, Barbey d'Aurevilly" (Bartillat) paru à la fin de l'année dernière. Selon Taillandier, Barbey se savait voué à "faire une littérature inacceptable"; il le décrit tour à tour "incendiaire et bénisseur, impie et dévôt". Il montre ses excès, ses fureurs, son goût de la provocation, à commencer par sa conversion tardive au catholicisme romain qui possède depuis longtemps "cette vertu mystérieuse de mettre en fureur les imbéciles". Oscar Wilde l'avait bien compris qui joua toute sa vie avec cette idée, so shocking, dear! de devenir catholique: quoi de mieux que cette fiction sanctifiée par les arts, cette forme, ce pari, pour qui songe en Angleterre à habiller son dandysme, sa disgrâce, sa révolte!
Et Taillandier de conclure par une maxime: "Etre minoritaire, ce n'est pas répondre différemment aux mêmes questions, c'est poser d'autres questions".