8 janvier
LU: "Journal d'une année noire" de J.M. COETZEE (Seuil).
Prix Nobel de littérature en 2003, sud-africain comme Nadine Gordimer (récompensée douze ans avant lui), John Maxwell Coetzee vit en Australie: il a préféré l'exil qui vous rend étranger à la foule et solidaire des hommes.
J'aime sa lucidité, son ironie, sa force. A-t-il cette fois songé au "Journal de l'année de la peste" de Daniel Defoe qui n'a rien d'un journal et tout d'une fiction? Comment lire Coetzee sans aussitôt faire l'éloge du roman comme une arme, un outil de la conscience, une science humaine?
"Cette oeuvre n'est pas d'observation mais de construction intellectuelle. Chaque trait, dit d'observation, est simplement le revêtement, la preuve, l'exemple d'une loi dégagée par le romancier, loi rationnelle ou irrationnelle. Et l'impression de puissance et de vie vient précisément de ce que ce n'est pas observé, mais que chaque geste, chaque parole, chaque action n'étant que la signification d'une loi, on se sent mouvoir au sein d'une multitude de lois". Qui parle? Proust dans son "Contre Sainte-Beuve", prolégomènes rêvés à "La Recherche".
Coetzee qui écrit (à tous points de vue) aux antipodes de Proust, n'ayant jamais été ni symboliste ni mondain, n'en illustre pas moins la haute exigence de ses axiomes. Le réel est opaque: il faut en extraire une essence, des symboles, des lois. Reste à définir ce que peut être une "loi" quand elle est "irrationnelle"...
Ce roman est à la fois un autoportrait, une chronique, un laboratoire. Chaque page est découpée en trois sections. Le procédé paraît d'abord un peu trop flagrant et prémédité mais on cède vite au fil des pages au charme de ces voix séparées qui se croisent et se répondent.
La première voix, c'est celle de "J.C.", un écrivain australien d'origine sud-africaine, tiens donc! qui enregistre au dictaphone ses mauvaises pensées. De quoi nous parle-t-il? De presque tout: Tony Blair, Al-Quaïda, Bach, "Les Frères Karamazov". Des Français, de la démocratie, du féminisme, des universités transformées en entreprises. C'est écrit au vitriol avec une rage contenue, presque boutonnée, dans l'allure d'un pamphlet contre la mode et les fausses croyances. Du nihilisme? Non, plutôt un bréviaire inversé, comme si le courage était la forme ultime du scepticisme. Du "quiétisme anarcho-pessimiste"! Une phrase tinte au passage: "Il est naïf de croire que celui qui a été élu démocratiquement sera le plus apte à exercer le pouvoir". On s'en était déjà aperçu, Coetzee nous le confirme.
La seconde section nous fait découvrir les relations entre J.C. et Anya, une jeune voisine originaire des Philippines, qui lui sert de secrétaire et qui, elle, voit le monde très différemment. Au début, elle n'a pas voix au chapitre, elle transcrit fidèlement les propos qui lui sont dictés mais elle exerce une étrange séduction sur J.C. qui finit par nuancer ses refus, ses colères, ses regrets. Elle devient naturellement une confidente, puis une inspiratrice de l'écrivain qui finit par avouer en se moquant un peu de lui-même: "Ce qui a changé depuis que je suis entré dans son orbite, ce ne sont pas mes opinions elles-mêmes, mais plutôt l'opinion que je me fais de mes opinions". C'est plein de ressources, un intellectuel!
Enfin, la troisième section nous livre les pensées intimes d'Anya qui, à son tour, s'émancipe, renonce à ses certitudes notamment sur les hommes et l'amour. On ne va pas mentir, ce n'est pas le livre le plus gai de l'année. Tout est sec et métaphorique chez Coetzee. On oscille entre l'ivresse et le dégoût de la vie. C'est écrit sans gras, lapidaire et jubilatoire. Comme un esclaffement bref dans une tirade de Beckett (sur lequel Coetzee a d'aillleurs écrit une thèse jadis).
Proust situait son roman entre la cathédrale, la robe et le boeuf aux carottes. Il y a de cela dans ce "Journal d'une année noire", sauf que Coetzee a choisi son arme: il préfère le bâton à la carotte.
Jolie chute!
Rédigé par : ororea | 08 janvier 2009 à 07:56
Attention au verglas!
F.F.
Rédigé par : Frederic ferney | 08 janvier 2009 à 08:35
L'exil intérieur... c'est une formule qui me plaît beaucoup.
Rédigé par : Odile | 08 janvier 2009 à 09:22
L'exil est une espèce de longue insomnie. Hugo
Ou alors Un Embarquement pour Cythère, un coup de pinceau pour une note de musique !
Rédigé par : Sylvaine Vaucher | 08 janvier 2009 à 11:06
PAPERBACK
Le bâton des cheerleaders
Prend toujours la vie
Au sérieux
La conscience sourit
De ne voir l'opaque
Que dans le tournoiement
Des projections fictionnelles
Au défilé des marguerites
Les belles s'effeuillent
En torrents de cyprine
Rédigé par : gmc | 08 janvier 2009 à 11:08
Attention au verglas!
F.F.
Et en plus, il est drôle, soupir...
Rédigé par : ororea | 08 janvier 2009 à 12:27
Moi aussi je préfère choisir le bâton à la carotte, même si celle-ci doit rendre aimable.
"(...) la troisième section nous livre les pensées intimes d'Anya qui, à son tour, s'émancipe, renonce à ses certitudes notamment sur les hommes et l'amour."
Curieuse je suis.
Rédigé par : Claire Ogie | 08 janvier 2009 à 13:02
"Au coeur de ce pays" est un chef d'oeuvre. Qui bouleverse autant que le témoignage nu de Piotr Bednarski dans les Neiges bleues. Coetzee, on dirait une divinité aztèque amputée, un serpent à plume ou bien un oiseau qui refuse de chanter et marche au milieu des ossements de l'intimité foulée de son pays.
Rédigé par : ardente patience | 08 janvier 2009 à 13:38
En effet ce n'est pas le livre le plus gai de l'année!
Un ami m'a parlé de"journal d'une année noire, je n'avais pas le courage de le lire, et puis je venais de terminer "Prolongations" d'Alain Fleischer(que j'ai "adoré")et "Lacrimosa" de Régis Jauffret, (pas très gai non plus)...
Si j'ai bien compris ce romancier "sans nom" sème la zizanie dans l'esprit des lecteurs en déroute, la femme qui exprime ses opinions, serait le symbole du déclin des forces créatrices ?
Encore un livre puissant !
Mais je vais attendre un petit peu(je viens d'acheter le dernier Ph Sollers,ce sera pour moi de la malice et du bonheur encore).
A.
Rédigé par : Anne B | 08 janvier 2009 à 14:57
J'aime bien ce que vous dites de Coetzee, Ardente Patience.
F.F.
Rédigé par : Frederic ferney | 08 janvier 2009 à 16:54
Quel est le titre du dernier Sollers, Anne? J'aime bien aussi...
Rédigé par : ororea | 08 janvier 2009 à 17:29
Grand Beau Temps ! ou bien ...
enfin, Bon voyage
(de quoi j'me mêle ?)
:o)
Rédigé par : Alistrid | 08 janvier 2009 à 17:49
Ororea, le titre du dernier livre De Ph Sollers , "Les voyageurs du temps" chez Gallimard, il y en a un autre aussi,"Grand beau temps"(Aphorismes et pensées choisies) ed. Cherche Midi.(Ah! le temps chez Sollers!).
Rédigé par : Anne B | 08 janvier 2009 à 17:50
Ok, merci à toutes les deux...
Rédigé par : ororea | 08 janvier 2009 à 19:46