14 février
Michel Houellebecq n'a pas été aimé par sa mère, c'est triste, cela donne plus tard un mélange de Poil de Carotte et de Cyrano, au mieux. Un sentimental déçu, c'est à dire un cynique. Au sens philosophique, le cynique est celui qui refuse de confondre le réel et la vertu, ce qui est et ce qui doit être. Il refuse de se mentir, de se raconter des histoires, de lâcher la proie pour l'ombre; Houellebecq est riche et célèbre, ça peut fâcher; il oscille entre l'impudence, l'impudeur et la lucidité. Cela fait parfois de bons livres.
Son point de vue? Il n'y a que des individus et des actes. Il n'est pas nécessaire, il est même préférable, de ne pas croire pour agir. Le vrai n'est pas le bien, le plaisir vaut mieux que l'hypocrisie (pas de meilleur antidote à l'hypocrisie que le cynisme!), l'efficacité n'est pas la morale. Ce grouillement d'individus et de petites passions dont la modernité fait un spectacle quotidien, il lui viendrait presque envie d'en pleurer mais il est trop tard: nous sommes déjà morts. Aujourd'hui, Michel Houellebecq incarne ce qu'on pourrait appeler: le malhonnête homme. Indignez-vous, il adore ça!
Je découvre dans le recueil d'articles, de lettres et d'entretiens qu'il vient de publier sous le titre "Interventions 2" (Flammarion) qu'il est d'excellente compagnie. Entendons-nous: je ne partage à peu près aucune de ses vues, ce qui m'importe peu; en général, il est bêtement franc (ce qui vaut mieux que d'être franchement bête), et agressif, mais surtout envers lui-même. Dans ces textes parus dans Paris-Match, Les Inrockuptibles ou la NRF depuis 1992, il n'argumente pas (ou peu), c'est sa force, il observe, et il a l'oeil, toujours prompt à détecter le pire. Il ne s'aime pas, quelque part ça le sauve. Il est seul, il est serein comme une bactérie, et infiniment plus drôle. Avec cela, un côté las, guignol, à la fois cool et mélancolique - détendez-vous, kids, même si tout est foutu, on peut quand même prendre le temps de réfléchir!
Personne, par exemple, n'ose dire du mal de Jacques Prévert: il aimait les fleurs, les oiseaux et le vieux Paris, il portait une casquette et fumait des Gauloises; la liberté, il était plutôt pour, il fut l'artisan du réalisme poétique dans le cinéma français de l'entre-deux-guerres. Cela fait beaucoup de bonnes raisons pour le détester, et Houellebecq s'en donne à coeur joie dans le style lancinant et bouffon qui est le sien. A-t-on le droit de confondre un gentil poète libertaire avec un imbécile? Oui, à condition d'être d'une totale mauvaise foi et de le faire exprès. J'appelle cela d'un mot très galvaudé: l'insolence.
Houellebecq aime Lovecraft, la science-fiction et le cinéma muet. Il défend Neil Young, Philippe Murray, et la poésie contemporaine, ce qui fait de lui un cas rare, désespéré. Enfant, il a lu Lamartine, "l'écoeurant Jack London" que Lénine aimait tant, "le merveilleux Dickens", Jules Verne, les contes d'Andersen. Et puis? "Après, il y a eu la puberté, et c'est tombé au moment de la mode du mini-short, j'ai eu du mal à concilier ça avec la lecture de "Graziella"... les choses ont commencé à merder gravement pour moi, et je continue à penser que c'est un peu de la faute de Lamartine".
Quand il se fait le petit sociologue amer et déprimé d'une société malade: la nôtre, démontant les ressorts du capitalisme mental ou sexuel et les simulacres de la lutte, il n'est pas si éloigné de Baudrillard, et même de Bourdieu, le jargon en moins. Il y ajoute une bonne dose de ressentiment et d'humour. "Je sais ce qu'il faut faire pour passer pour gentil; je ne suis pas idiot. Mais je n'en ai pas très envie". Sale gosse! D'ailleurs, il en a un peu marre de mettre en roman la société contemporaine: le clonage, le tourisme sexuel, l'extension de l'islam, pitié! il veut changer d'air, s'échapper, et semble tenté de revenir prochainement à la science-fiction.
De sa génération, il dit: "Au fond, nous sommes restés des punks et nous connaîtrons le même destin". Et il ajoute en manière de conclusion: "Quand une société est forte et sûre d'elle-même, comme la France du XIXe siècle, elle peut supporter une littérature négative. Ce n'est vraiment pas le cas de la France d'aujourd'hui. Les gens ont besoin d'être rassurés. Ils ne peuvent plus supporter la moindre trace de négativité, ni même de réalisme".
Florilège:
"Je hais la campagne".
"Vous serez comme des dieux - et ce ne sera pas tout à fait suffisant".
"Mon père, ce con abouti".
"Je suis un mâle occidental, donc une espèce de beauf".
On peut toujours juger Houellebecq déplaisant, prévenu, Voltaire l'était aussi parfois (relisez sa pièce "Mahomet"!) mais je le trouve surtout très français, dans son souci de la pensée, dans son ironie envers les doctrines, dans sa légèreté; c'est même peut-être l'une des raisons de son succès à l'étranger. Il renoue avec la vieille tradition des sonneurs de cloches.