3 décembre
Lu: "L'Aiguille" d'Arrigo Lessana, récit (Denoël).
Je ne connais pas Arrigo Lessana. Et pourtant si, je dois le connaître, à cause de sa dédicace manuscrite: "...Avec mon bon souvenir. Bien cordialement". L'ai-je oublié, cet homme? Si c'est le cas, je le regrette. J'aime ce nom: ça ondule, ça claque comme un coup de fouet: Arrigo! et ça s'achève en murmure, en sésame, en caresse, comme une vague qui meurt sur le sable: Lessana... Stendhal signait parfois ses lettres: Arrigo Beyle. Un nom fier et sonore, un nom de navigateur, de condottière ou de chevalier.
Et surtout, j'aime ce livre. Bien cordialement, ça va de soi... Arrigo Lessana est chirurgien du coeur de profession, ce qui est en soi passionnant, il l'a été, il le reste, il s'en souvient; c'est dans sa prose que quelquechose palpite; c'est par son style qu'il se révèle une fine lame, et c'est ce don d'écriture dans ses veines qui l'incite à découper des pans de clarté dans ses souvenirs.
Il faut des doigts fins pour oser cela: ouvrir le coeur, coudre, recoudre, réparer. Et un oeil intense de Touereg sur le bout des doigts. Ce chirurgien-là ne se prend pas pour un dieu, soucieux d'embellir ce qu'il touche. On devine ce qu'il tait, ses triomphes ou ses échecs, quand il parle de son métier, de la valve aortique et des coronaires, des ambitions et des rivalités au sein de sa caste, tout cela sans frime et sans jargon. On entrevoit sa sérénité sous la force de ses renoncements. Jeune homme, il rêva d'être boxeur - il est resté ce jeune homme. Il évoque ses racines familiales italiennes, longtemps niées. Je l'imagine calme, posé, assuré de son pouvoir et fier de ses fragilités. Ecrire est une grâce, elle se pose où elle veut.
Arrigo Lessana est aussi alpiniste. "On peut pratiquer la chirurgie comme l'alpinisme, en cherchant la liberté dans la contrainte, en avançant lentement, méthodiquement, avec la sécurité d'un fil". Au fond, c'est lui le patient. La patience, ça n'interdit pas l'audace, toujours soudaine, qui est le courage en mouvement. Et revoici le coeur, l'organe qui irrigue le courage et qui distribue la force, la vie, la tendresse.
Il est de surcroît musicien. Il a dû pas mal bourlingué jadis, pas le genre à se vanter de ses amours et de ses prouesses. Il ne nie pas que la chirurgie cardiaque a connu des succès insoupçonnés il y a encore vingt ou trente ans mais il compare le progrès à une couverture trop courte: "elle vous couvre les épaules et vous laisse les pieds au frais, ou bien c'est le pieds qui sont au chaud et les épaules dans le courant d'air". De chaque expérience, il fait une aventure sensible. Il alterne: le métier, la montagne, le saxo.
Comment devenir maître de soi, de son art, de son temps sans opprimer les autres? Mission impossible à l'hôpital. Lessana parle en stratège plutôt qu'en démiurge ou en stoïcien de pacotille. J'aime quand il dit: "Prendre des précautions, ce n'est pas s'en remettre au principe de précaution. C'est avec précaution que j'aborde cette intervention: je cherche à me protéger aussi bien d'incidents prévisibles que de complications peu probables". D'où vient "cette confiance absurde et superbe qu'on a parfois dans la vie"? Et pourquoi ce livre? "Je voulais m'asseoir, et écrire. Retrouver l'ombre dans la cour rectangulaire".
C'est fait.