16 mars
Lu: "Le Bonheur des Familles" de Carlos FUENTES, nouvelles, (Gallimard).
Depuis la mort d'Octavio Paz, l'ami, le rival, il est le roi. Peuple par le coeur, patricien par l'esprit, le Mexicain Carlos Fuentes a le charme des monstres quand ils sont sacrés. Une trentaine de romans (dont deux chefs-d'oeuvre, "La Mort d'Artemio Cruz", 1962, et "Terra Nostra", 1975), des nouvelles, des essais, du théâtre: il brille, il règne sur les lettres mexicaines en patriarche lucide et débonnaire; il est le premier dans toutes les matières au programme. Diplomate, ancien membre du parti communiste (ce qui a un peu nui à sa carrière), il veut rester l'ambassadeur des litiges.
Je n'oublie pas ceux qui lui ont ouvert la voie dans son pays: Juan Julfo avec "Pedro Paramo" (1955) et Agustin Yanez avec "Demain la tempête" (1947). Carlos Fuentes écrit dans leur sillage "La plus Limpide Région" (1958). Le thème? La Ville, miroir et abîme, la Révolution, le Peuple. Mexico, la capitale érigée sur les décombres de Tenochtitlan, la tête hirsute de Goliath coupée avec un couteau d'obsidienne et brandie comme un trophée par un jeune homme - Fuentes n'a pas trente ans à l'époque. Soudain, la fiction devient monde, elle "envahit la réalité pour mieux la défendre". C'est cela qu'on a appelé, faute de mieux, le "réalisme magique". L'Argentin Cortazar s'en souviendra et le Colombien Garcia Marquez, dix ans plus tard, en écrivant "Cent Ans de Solitude". Les personnages n'ont plus besoin de rêver, l'Histoire rêve à leur place.
Ce notable, on ne le dit pas assez, est un fanatique. Pour lui, il y a deux sortes d'hommes: ceux qui relisent "Don Quichotte" au moins une fois par an et les autres. Il est dans la première catégorie: sans cela, dit-il, il ne réussirait pas à écrire! Pour lui, sans Balzac, sans Dickens, sans Lucien de Rubempré et Mr. Pickwick, Paris et Londres seraient autres. Mieux: elles n'existeraient pas! Il sait comme Oscar Wilde que la nature imite l'art, qu'avant Turner, il n'y avait pas de couchers de soleil sur la Tamise, qu'avant les murales d'Orozco et Rivera, la révolution mexicaine n'existait qu'en noir et blanc!
Le thème dominant des nouvelles réunies dans "Le Bonheur des Familles", c'est la violence. Les derniers mots du livre: "La violence! La violence!", comme un clin d'oeil à "Heart of Darkness" de Joseph Conrad: "L'horreur! L'horreur!". "Il n'y a qu'au Mexique que la violence côtoie d'aussi près la tendresse", disait D.H. Lawrence, l'adorateur de Quetzalcoatl, le Serpent à Plumes. Partout, la corruption (vieille coutume aztèque) ronge les rapports humains; les Mexicains sont "un peuple de mendiants assis sur une montagne d'or". Quelle est cette fatalité qui pèse sur le Mexique?
Quand je lis Fuentes, je regrette de n'être pas mexicain. Quelle joie, quelle fierté, ce doit être! Il est la force, il est l'instinct. Il recueille des silences, des voix, des murmures. Nous n'avons pas cela en France: un écrivain capable de capter le génie d'un peuple, d'assimiler cet héritage d'histoire, de légendes, de rites partagés, et d'écrire au présent. Pourquoi? Pendant des siècles, la France a été le pays des fées, de Jeanne et de Du Guesclin, elle a résisté à Jules César et conquis Jérusalem, elle a ébloui et dévasté l'Europe, elle a pris une sacrée déculottée en 40: rien de tout cela n'apparaît vraiment dans sa littérature. Ni Voltaire ni Chateaubriand ni Hugo, hélas! ne nous résument. Ni Modiano ni Carrere ni Echenoz!
Quand je lis Fuentes, je songe à cette colère prophétique de Diderot devant nos inaptitudes et nos renoncements: "La poésie veut quelquechose d'énorme, de barbare, de sauvage... (C'est ça, aussi, le Mexique, la cruauté et le raffinement, ça se touche!)... C'est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre que le laurier d'Apollon s'agite et reverdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix et du loisir... Quand verra-t-on naître des poètes? Ce sera après des temps de désastres et de grands malheurs; lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors, les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n'en auront pas été les témoins. N'avons-nous pas éprouvé, dans quelques circonstances, une sorte de terreur qui nous était étrangère? Pourquoi n'a-t-elle rien produit? N'avons-nous plus de génie?". C'est exactement ce que je ressens en lisant Fuentes.
Les écrivains français manquent de charité et d'entrailles. Pas lui, pas Fuentes!
Un détail : c'est Juan Rulfo...
Rédigé par : ororea | 16 mars 2009 à 00:38
J'ai toujours cette curieuse impression, en lisant Carlos Fuentes, de recevoir des décharges de culpabilité. Je suis véritablement électrocutée par ses "blessures", sa violence, son humanité. Cette réalité mexicaine ne peut pourtant pas me coller à la peau; elle fait plus que m'émouvoir, elle désagrège ma conscience.Lire Fuentes tranquillement chez moi m'embarrasse; un jour, dans un aéroport, accrochée, à l'une de ses lectures, j'ai eu peur de prendre l'avion. Allez savoir pourquoi ?
Les écrivains français ne vivent pas dans la même réalité que les méxicains, je pense en effet qu'ils n'ont pas "la charité" de Fuentes,mais ils ne "manquent pas d'entrailles".
Et puis aujourd'hui Carlos Fuentes n'écrit-il pas pour ses enfants, n'est-ce pas une façon de les maintenir en vie ?
Rédigé par : Anne B | 16 mars 2009 à 09:00
Je manque toujours d'arguments quand on fustige la littérature française actuelle. Je ne dis pas cela contre Carlos Fuentes car "Terra Nostra" me manque puisque je ne l'ai pas lu et que j'en vois dire tant de bien étonnant. Mais est-ce une raison pour être contre ce qui se fait en France ? Cela signifie aussi que celui qui parle a tout lu et sait de quoi il parle. Je crois volontiers les assertions de F.Ferney. Mais combien en profitent pour paraître savants à peu de frais ? Est-ce vrai tout cela ? Diderot que j'adore ne me convainct vraiment pas sur ce sujet. Chaque époque, dont celle de Diderot, a ses limites, mais que de beautés au XVIIIème siècle ! Son époque ne lui suffisait pas ? Soit. Admettons. Mais fi de l'ingratitude snobinarde, dont je n'incrimine pas notre hôte, bien entendu.
Rédigé par : Critiquator | 16 mars 2009 à 18:03
Oui, il l'a dit dans un entretien -"Car j'écris pour mes enfants disparus"-
Et puis peut-être aussi pour rester vivant...
Il dit aussi -"L'écriture est une façon de me rebeller contre le destin et contre l'oubli"-
Il me fait penser à un résistant qu'aucun coup du destin ne fera vaciller. Carlos Fuentes c'est l'esprit, la force, la sagesse et l'humilité en plus.
Rédigé par : Anne Burroni | 16 mars 2009 à 18:08
FF serait-il un hispaniste refoulé?
Rédigé par : ororea | 16 mars 2009 à 19:30
Regretter de ne pas être Mexicain, c’est l’être déjà un peu, je crois…
Difficile de parler de charité et d’entrailles sans penser à ces autres facettes que sont l’amour, la haine, le paroxysme… Il est certaines littératures, -belles, cela va sans dire pour autant que je puisse en juger n’étant pas savante- bien assises, confortables et s’économisant, oublieuses peut-être de ce Passé qui les a faites justement assises et confortables. Une Littérature de Salon, disons. Et d’autres, qui sont de Vie et de Mort, de Vie ou de Mort. Une Littérature de Terrain, par-exemple. Quand on n’a rien à perdre d’autre que la vie, on peut tout donner, ça n’a plus d’importance, on peut tout donner sans compter. Certains craignent de mourir, d’autres de perdre leur vie. Il y a quelque chose comme ça qui se dit dans la Bible, non ? “Ceux qui veulent sauver leur vie la perdront”.
Mais je crois que ça va au-delà de l’Histoire, cela, au-delà de ce qui résume ou non un pays, un peuple. Une manière d’être, de se garder ou de se donner. De donner. Alors, oui peut-être, amnésie collective, absence de charité ou défaut de reconnaissance, manque de fierté de soi et des autres, de ce qu’ils furent, de ce qu’ils ont donné, de ce qu’ils sont morts pour avoir donné, leur gloire, leur défaite, leur haine, leur amour. Et amnésie, absence, défaut, manque, de soi, des autres, d’aujourd’hui, de ce qui reste encore de gloire, de défaite, de haine, et d’amour.
Rédigé par : Yasmine | 17 mars 2009 à 00:19
"Les écrivains français manquent de charité et d'entrailles."
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Frédéric, vous ne pouvez pas ne pas avoir lu Philippe Claudel, et notamment "Les âmes grises" et "Le rapport de Brodeck".
N'est-ce pas ? Alors vous ne pouvez pas écrire cette phrase aussi définitive qu'injuste !
Rédigé par : Jean-Louis B | 17 mars 2009 à 18:10