9 avril
Lu: "Le dernier veilleur de Bretagne" de Philippe Le Guillou (Mercure de France).
Philippe Le Guillou fut lié à Julien Gracq par une "admiration indéfectible" pendant trente ans. On lui doit, entre autres, un essai, "Julien Gracq, fragments d'un visage scriptural" (La Table Ronde, 1991) et un récit, "Le Déjeuner des bords de Loire" (Mercure de France, 2002) auquel ce nouveau livre fait suite. Philippe Le Guillou se souvient de ses visites à Gracq dans sa maison un peu funèbre des bords de Loire, à Saint-Florent-le-Vieil, en Anjou. Il rapporte ici son ultime rencontre avec l'écrivain, mort à 97 ans à Angers, à la veille de Noël, le 22 décembre 2007.
Gracq a toujours eu la terreur de se galvauder, il a voulu transformer ses lecteurs en société secrète, refusant le Goncourt qui lui fut attribué en 1951 pour "Le Rivage des Syrtes" et les éditions de son oeuvre en livres de poche. Pas people pour deux sous, pas prêt à troquer son renom de promeneur solitaire contre un peu de succès. La duperie n'était pas son fort. Ennemi de "la littérature à l'estomac", Gracq jugeait sévèrement la "gloire tapageuse" d'un Malraux! Touché par le surréalisme sans traduire son goût en allégeance, c'était un cavalier seul en littérature, et une âme célibataire dans la vie. Pas un briseur d'assiettes.
Aucune révélation fracassante dans ce pieux récit. Pas de grandes orgues. Gracq a pris congé sur la pointe des pieds. Philippe Le Guillou respecte les silences, le ton - "le ton - si important, bien plus important encore pour un écrivain que la beauté des images - le ton qu'il a pour nommer vraiment certaines choses qui lui sont données", écrivait Gracq, toujours enclin aux italiques pour faire briller un mot (dans "Les yeux bien ouverts").
Philippe Le Guillou n'a pas enregistré ses conversations avec lui, il se contente d'en restituer la trace, l'onde, le souvenir, librement, avec dévotion: "Nous passions insensiblement des livres aux morts, des paysages des Ardennes et d'Etretat au courant de la Loire, de (Jules) Monnerot et des janissaires de Toynbee et de Spengler aux réalités de la vie telle qu'elle va". Jusqu'à la fin, sa lucidité et "sa fine fleur d'ironie" étaient intactes.
L'automne, déjà! Philippe Le Guillou fait entendre la voix un peu lasse, décharmée du monde, de l'écrivain, sentant les ombres s'accroître, dans la solitude de la maison familiale. De son vivant, Gracq ne se disait-il pas lui-même: "dans le posthume"? Comme un carme entré en littérature par mégarde, humblement penché sur sa ration d'énigmes, tortue rêveuse sur sa couvée de mots.
Le matin des obsèques de Gracq, pour apaiser sa tristesse ou peut-être pour l'approfondir, Phhilippe Le Guillou relit quelques pages de son auteur chéri. Deux phrases tintent: "Aujourd'hui encore, au creux d'une nuit d'hiver, il m'arrive de me réaccouder pour quelques instants aux bras de ce fauteuil en dérive...". Et puis: "La nuit calmée est soudain comme une porte qui s'ouvre".
Gracq a eu un enterrement discret, celui d'un notaire ou d'un pharmacien de province, loin du faste des funérailles d'un Cocteau à Saint-Eustache. Aucun représentant des ministères de la Culture et de l'Education nationale. Quant à ceux qui étaient venu quêter la bénédiction de Gracq naguère et l'avaient fait bruyamment connaître, ils brillaient par leur absence. "Il est vrai que Gracq était parti au plus mauvais moment, pendant la trêve des confiseurs alors que, dans ce monde-là, on est plutôt à Marrakech, à Louxor ou à Mégève", note méchamment Le Guillou.
Un peu de Wagner - le prélude de "Parsifal". Puis, Claude Dourguin, l'éditeur du second tome de La Pléiade, "avec qui il avait aimé marcher", a lu la dernière page d'"Un Balcon en forêt", peut-être son meilleur roman: "La terre autour de lui était morte comme une plaine de neige. La vie retombait à ce silence douceâtre de prairie d'asphodèles, plein du léger froissement du sang contre l'oreille, comme au fond d'un coquillage le bruit de la mer qu'on n'atteindra jamais... Il resta un moment encore les yeux grands ouverts dans le noir vers le plafond, tout à fait immobile, écoutant le bourdonnement de la mouche bleue qui se cognait lourdement aux murs et aux vitres. Puis il tira la couverture sur sa tête et s'endormit".
"Louis Poirier, 1910-2007". Vendéen par la géographie et géographe en prose, il aimait le relief, les rivages, les ergs, les strates. Beau livre, bref comme un adieu, sans fleurs ni couronne.