11 octobre
Mon cher Jacques,
On me dit dans le journal que tu es mort, je n'arrive pas à le croire. Si tu savais comme je regrette de n'avoir pas encore répondu à ta dernière lettre. Au fond, même au plus bas, tu as toujours regardé le ciel, la verticalité était dans ton ambition. Sais-tu aujourd'hui où vont mourir les oiseaux?
Un oeil pour voir, un bec pour tuer, quel beau rêve! S'arracher, se hausser, rompre, et tant pis si tu tombes car tout retombe. Tu avais l'idée du sommet, l'air et l'abîme, ton versant suisse. Tu ne tolérais le désespoir que comme une école d'ironie où tu t'interdisais d'avoir toi-même ton banc.
J'envie ta sérénité bourrue, ce mysticisme forcené et sec qui te fait espérer sans y croire un dieu-oiseau. Et ta compassion devant l'ordure et le crime. Comment faisais-tu dans tes romans pour hurler en douceur ta fraternité avec les monstres que les hommes fabriquent?
Chessex: ton nom est pour moi évocateur de friche noire, de province, de neige. Comme un ciel bleu sur une forêt hantée. A la fin, tu te sentais un peu prédestiné comme une façon de fidélité lasse à soi. Tu n'étais ni un cynique ni un fripon, je le jure. Tu étais tout entier dans tes erreurs et tes refus, tu les aimais, tu t'en moquais. Tu ne riais que des sourcils autour de tes yeux - ces yeux d'un bleu de glacier que tu avais.
T'ai-je assez dit que j'aime dans tes poèmes l'adéquation maniaque entre l'heure, le parfum, le lieu? Et tes colères, tes ferveurs que tu brandis comme des griefs, tes démons. Tes engueulades à Dieu, ton remords, pardon mère! et ta nonchalance inquiète.
Nous nous sommes écrit souvent, tu te souviens. Tu revendiquais ton égoïsme travesti en sécession, en solitude, en roman, avec une note de désillusion burlesque. Nous avions en commun, j'en étais fier comme d'un vice qui me hissait à ta hauteur, une amitié secrète pour Benjamin Constant sur lequel j'avais écrit une pièce de théâtre, "Le Valet de coeur". Je décelais chez toi une ressemblance avec l'auteur d'"Adolphe", tour à tour insouciant et tourmenté, méditatif et charnel, libre et soumis, et pratiquant avec volupté ce rite austère: l'examen de conscience.
Je voyais dans Constant, à côté de Rousseau et d'Amiel, l'inventeur du journal d'écrivain, tribut du calvinisme genevois épris de confession publique et sonore à la littérature intime. On se palpe le coeur, on feint de se maudire, au vrai on s'adore, hein! Dans une "Lettre à Madame de Nassau" datée du 15 décembre 1808, Benjamin Constant écrit: "Je crois qu'avec la résignation qui est l'habitude de mon âme, et la mobilité qui est à la fois le défaut et la ressource de mon caractère, je me tirerai toujours, tant bien que mal, de ce qui m'est personnel". Cette phrase, te disais-je, tu aurais pu l'écrire.
"J'aime les romanciers qui m'attirent dans leurs blessures et dans leurs songes", corrigeais-tu. C'est ce que tu nous a fait et c'est pour ça que je t'aime. J'aime ta sincérité absolue, vieux singe, et qu'à chaque hiver tu la retailles comme un costume.
Au Café de la Poste, à Ropraz, ta place est vide, le café fume. Est-ce que tu dors? C'est ma dernière lettre, frère Jacques. Je pense à la mort de Flaubert, adieu mon vieux chéri. Mais toi, tu m'écriras encore, dis, juste un petit mot, en douce, avec la prochaine neige.
Comme il doit être douloureux d'apprendre la mort d'un être que l'on aime dans le journal.
Comme il est bon de lire cette magnifique lettre empreinte d'amour & d'amitié.
Comme il doit être heureux, Jacques, du haut de son immensité, de la lire, cette dernière lettre.
Merci.
Rédigé par : DaDa | 12 octobre 2009 à 15:38
"A la cité, au même moment, le bac commençait. En hâte on avait remplacé Jean Calmet, l'un des doyens avait distribué les sujets à sa place et surveillait la salle 17, de son pupitre couvert de très vieilles taches d'encre. A l'avant dernier rang, Marc pestait déjà sur la version de Tacite que Jean Calmet avait choisie sans trop de conviction.
A cent mètres de là, Thérèse s'éveillait dans sa petite chambre. Elle ne se pressait pas. Le jour filtrait par les persiennes. Le jour de juin. Sur le tapis, le couvre-lit roulé en boule ressemblait à un monceau d'or.
A Lutry, Mme Calmet était debout depuis longtemps. Elle avait grignoté un morceau de pain, bu du thé, elle avait fait son ménage, puis elle s'était habillée et coiffée. Maintenant elle était assise dans son fauteuil, immobile, elle regardait dans la lumière de la fenêtre."
Dernières lignes de "L'Ogre" de Jacques Chessex. Paix à son âme.
Rédigé par : Claire Ogie | 12 octobre 2009 à 16:59
J'ai envie de pleurer, là.
C'est si beau cette lettre. Il n'y a que le coeur qui peut parler ainsi.
Merci cher Frédéric de nous faire partager ainsi votre peine.
Ambre.
Rédigé par : Je | 12 octobre 2009 à 17:25
Quelle délicate oraison funèbre, puissante, sensible, ciselée. Merci pour cette lettre aux étoiles, M. Ferney, l'émotion et la vérité des sentiments se font si rares.
Rédigé par : fsns | 12 octobre 2009 à 17:44
Cher FF,
Quand j'ai appris la mort de Chessex, j'ai pensé à toi, mais, comme je pense à toi tout le temps, ça ne m'a pas beaucoup changé.
Sincères condoléances,
Avec toute mon affection,
Isabelle
Rédigé par : ororea | 12 octobre 2009 à 22:58
Cher F.F.
Je ne savais pas, je ne connaissais pas la triste nouvelle et voilà que je viens de l'apprendre ce matin en consultant votre blog. J'ai de la peine tant j'ai aimé les textes âpres et forts, d'une étrange et violente douceur de Chessex. Vos mots lui rendent un bel hommage, pudique et juste, et entrent en parfaite résonance avec ceux qui furent les siens et qui longtemps le resteront. Merci donc d'apaiser un peu notre peine en disant si bien la vôtre.
Rédigé par : Franck Bellucci | 13 octobre 2009 à 08:01
Ieri
ho visto
un postino
tra le nuvole
Mi credete
Rédigé par : Anne b | 13 octobre 2009 à 09:07
Il disait "La mort nous délivre, nous donne une autre vie sans le tourment du péché originel."
Rédigé par : DaDa | 14 octobre 2009 à 12:56
The show must go on :
Jeux d'épreuves, France Culture, 17H
samedi 24 octobre 2009
> Emission du samedi 24 octobre 2009
Mère Cuba, de Wendy Guerra (Stock)
Moi tout craché, de Jay McInerney (L'Olivier)
Et que le vaste monde poursuive sa course folle, de Colum McCann (Belfond)
Un jour parfait, de Mélania Mazzucco (Flammarion)
Avec Xavier Houssin, Nathalie Crom, Frédéric Ferney, Minh Tran Huy.
samedi 31 octobre 2009
> Emission du samedi 31 octobre 2009
Le Silence des abeilles, de Daniel de Roulet (Buchet Chastel)
Une nouvelle femme, de Carmen Laforet (Bartillat)
Et la fureur ne s'est pas encore tue, d’Aharon Appelfeld (L’Olivier)
Correspondance - Tome 1 (1858-1885), de August Strindberg (Zulma)
Avec Xavier Houssin, Sabine Audrerie, Josyane Savigneau, Frédéric Ferney.
Rédigé par : ororea | 14 octobre 2009 à 22:06
Cher Frédéric Ferney
Il y a quelques semaines, au hasard de la Toile, je découvrais votre blog d'une part, et le «Bateau Libre» d'autre part. Avec ravissement: j'étais un fidèle du Bateau-Livre sur France 5, et comme beaucoup j'en ai déploré la disparition.
C'est dire aussi, suite au décès subit de Jacques Chessex, que vos lignes me touchent au plus haut point. Je le lis depuis près de 40 ans, j'habite à un jet de pierre de Ropraz, à la frontière de ce Jorat dans lequel il avait creusé sa tanière. J'avais découvert sa peinture lors d'une exposition tenue dans la galerie de son village (L'Estrée), il y a une toute petite année…
Merci encore pour ce bel hommage.
Rédigé par : Vertumne | 17 octobre 2009 à 19:41
Jacques Chessex (prix Goncourt 1973) et sa captivante "confession" :
http://lesseptembriseurs.blogspot.com/2009/11/une-trame-puissante.html
Rédigé par : Gustave | 11 novembre 2009 à 10:30
Merci à Frédéric Ferney pour ce beau texte, si émouvant à la mémoire de Jacques Chessex.
C'était un écrivain et un homme pour lequel j'avais la plus tendre des admirations. Sa mort m'a surpris, frappé, et je pense à lui bien souvent.
Les écrivains ont cette faculté de nous accompagner longtemps après qu'ils se sont tus. Une phrase juste, une pensée limpide, une parole rigoureuse peuvent nous nourrir toute la vie. Merci à eux.
Et à ceux qui font encore l'effort de les lire...
http://lhommesentimental.blogspot.com/2009/12/jacques-chessex-un-homme-pour-lexemple.html
Rédigé par : Khaled Geumenoy | 31 décembre 2009 à 18:15