4 janvier
LU: "BILLETS DE THEATRE" (1915-1940) de COLETTE (Le Félin).
Elle aime le théâtre, tout le théâtre: Ibsen et Mistinguett, le Grand-Guignol et Guitry, le music-hall et la tragédie. Elle note en passant qu'Antonin Artaud "joue mal" et que Michel Simon a "un oeil de singe". Avec une plume, elle est dangereuse. Elle est frivole. Elle est libre.
Il y a un langage du corps, de la voix, de la main, du pied, des cils, du costume que Colette déchiffre amoureusement sans se forcer. Une sémiologie suave et passionnée. En quelques lignes, on reconnaît aussitôt sa griffe. D'un côté, elle a un oeil d'épervier ou de chouette qui épie froidement sa proie, de l'autre un coeur de lièvre qui palpite devant les émois de la forêt. Par exemple, elle décèle "l'ongle d'agate qui sort d'une manche en pilou, le pied intact à la noble voûte et la cheville légère" de Marguerite Moreno. Aussitôt détecté, le détail devient troublant, presque toxique, on ne voit plus le monde pareil. Avant Turner, il n'y avait pas de brumes sur la Tamise, disait Oscar Wilde...
C'est une personne qui sait voir et écouter, qui sait le dire et qui surtout ose le dire. Elle appelle un chat un chat - et elle s'y connaît, en chats. Colette jette le comédien dans la balance et elle le pèse. Aucune méchanceté, aucune bassesse. Pas de compromis. C'est cru. C'est limpide. (Elle écrit "à la La Fontaine", disait Gide.) Ca débarbouille, ça ne pardonne pas. C'est ça, un critique dramatique? Oui.
Ce qu'elle nous montre, c'est une collection de croquis, de petits crayons. Parce qu'elle adore la brièveté, le fa presto (qui exige un surcroît de travail), elle a le génie de la chronique. Que ses premiers grands romans, "L'Entrave" ou "Le Blé en herbe", aient d'abord parus en feuilletons a sans doute contribué à son goût de la concision. Bien sûr, elle a ses tics: l'aparté, l'ellipse, l'adjectif équivoque, le mot famillier ou, au contraire, précieux, presque décadentiste.
Est-ce daté? Oui, on ne peint plus comme cela. Colette assume ses penchants symbolistes: la primauté de la sensation, la musique, le mystère. Scarabées, cierges, cygnes, roses, zibeline et noirs parfums. N'oublions pas que le symbolisme, ce fut longtemps - jusqu'à la Grande Guerre - une façon d'être moderne. Même Proust a failli être un poète symboliste avant de s'arracher aux ferveurs de la décadence, d'en repousser les ors et les poisons, d'en extraire un feu pâle, une ride, un reflet. A sa façon, Colette elle aussi a dû casser le vitrail de Mallarmé.
Enfin, ce qui domine, chez elle, c'est la sensualité, qui s'attarde du côté de la nuque. S'il n'y a pas deux fleurs, deux nez, qui soient semblables, il n'y a qu'une seule façon de sentir: la sienne. Elle s'en étonne.
On rend visite à une dame d'autrefois: elle vous ouvre ses tiroirs secrets, elle vous fait presque rougir. Ca sent le lilas, le tilleul et la poudre de riz. C'est délicieux.