3 mars
Ca s'appelle: "L'Ecole des Ecrivains" (1). Au cours de l'année scolaire, une quarantaine d'auteurs se rendent dans une classe de collège, en ZEP (Zone d'Education Prioritaire), chacun la sienne, pour animer un atelier d'écriture avec les élèves: au préalable, le professeur de français leur a fait étudier un livre de l'auteur. Apprendre à lire, lire pour apprendre: c'est déjà tout un programme. Qu'est-ce qu'un roman? Qu'est-ce qu'un personnage? Ca veut dire quoi: autobiographique? Quelle différence entre une fiction, un témoignage et un essai? Et d'abord, comment écrire une histoire, la sienne ou celle d'un autre? Est-ce que c'est un métier? On s'aperçoit vite que les questions les plus simples sont les plus complexes.
J'ai participé à cette expérience pédagogique l'an dernier avec les élèves d'une classe de 3e du Collège Léopold Sedar Senghor, à Corbeil (Essonne), et leur professeur de français, Séverine Woimant, je continue cette année. Pour leur transmettre quoi? Que la lecture est un plaisir, une sorte de drogue douce...
- Ah! oui, comme le teuch, M'sieur?
- Ouais, exactement, sauf que la fumée ne dérange pas le voisin, c'est autorisé dans les lieux public! Vous savez, c'est bizarre, un livre, peu importe lequel, ça suscite parfois chez le lecteur une étrange euphorie, je vous jure, on en oublie de manger, de dormir...
- Comme quand on est amoureux, M'sieur?
- Oui, pareil, sauf que le bouquin, tu le prends, tu l'oublies, tu le reprends, tu ne peux pas faire ça avec ta copine?
Dans la classe, le prof sourit, les yeux des filles deviennent plus brillants, les garçons se taisent. Je les tiens! J'enfonce le clou. Il y a peut-être quelqu'un qui vous attend, dans cette vie, vous ne le savez pas, lui non plus, quelqu'un dont vous tomberez amoureux un jour, qui sait? La classe murmure. Eh bien, je suis sûr qu'il y a aussi, dans cette vie, un livre et même plusieurs livres - la lecture tolère les amours plurielles et même les infidélités! - qui vous attendent et dont vous serez amoureux un jour. La classe gronde. Certains livres, et ce sont ceux qu'on préfère, sont comme des lettres qu'un étranger vous envoie d'un autre pays, d'un autre siècle. C'est un homme ou une femme qui est là devant vous et qui vous parle. Vous entendez sa voix. Vous devenez amis...
- M'sieur, on n'est pas toujours d'accord avec un ami, on a le droit de discuter?
- Oui, on a le droit de discuter, c'est même utile de mettre des mots sur ce qui nous sépare de nos amis.
- M'sieur, je trouve que c'est encore plus utile si c'est pas mon ami!...
Cette année, nous travaillons sur un petit texte que j'ai publié en 2008, "Renoir, roman" paru aux Editions du Huitième jour: j'ai imaginé la dernière conversation entre le peintre Renoir et son fils, Jean. Les Renoir sont des silencieux, ils osent enfin se parler, se poser des questions. Les élèves aussi:
- M'sieur, quand vous dites: "Le paradis est un jardin, l'enfance est un pré, la peinture est un cercle", ç'est une image?
- M'sieur, c'est quoi une "odalisque"?
- Dans votre livre, il y a des gros mots, hein! (Au prof) Nous aussi, on a le droit?...
L'écrivain Danièle SALLENAVE, récente biographe de Simone de Beauvoir, qui a participé l'an dernier à la même expérience pédagogique, dans un autre collège, publie un petit livre, "Nous, on n'aime pas lire" (Gallimard), où elle s'interroge sur les méthodes actuelles d'apprentissage de la lecture. Je n'ai pas, je l'avoue, une opinion arrêtée sur le sujet mais je comprends qu'on s'insurge contre ce qu'elle appelle: le "pédagogisme". Une idéologie de la transmission des connaissances qui fait du savoir une "pilule amère" qu'il faudrait enrober dans "une bouchée sucrée" pour la faire ingurgiter aux élèves! Au pédagogisme s'oppose la pédagogie, art admirable, qui consiste à mettre de la joie dans l'apprentissage même, comme si la récompense était inhérente à l'effort qu'on exige de soi. Ca n'empêche pas d'en suer, d'en baver, au contraire. En gros, ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est la difficulté qui fait le chemin. Et le plaisir de la promenade.
La conclusion de Danièle Sallenave: "Gardons-nous, dit-elle, de perdre la dimension laïque, séculière, de cet appel au silence qui émane des livres. Sinon, ce seront les religions qui récupéreront ce besoin et le détourneront à leur propre usage". Ne nous voilons pas la face: aujourd'hui, même dans une école de la république, cette mise en garde semblera souvent incompréhensible à certains, voire choquante, pour des raisons confessionnelles. On l'a compris: lire, c'est aussi un combat. Il n'est pas gagné.
(1) Cette opération pédagogique, initiée par un conseiller de l'Elysée, Dominique Antoine, est pilotée cette année par la Maison des Ecrivains.