8 avril (hier, pardon, par une étrange bizarrerie, mon billet était daté du 31, bon, entre les chiffres et les lettres, il y a longtemps que j'ai choisi!)
Lu (pour "Dans le texte" sur @si): "Dans ma maison sous terre" de Chloé DELAUME, roman, dans la collection Fiction & Cie, au Seuil).
Elle met la barre très haut, Chloé Delaume: c'est un écrivain, et ça s'entend aussitôt, clop! clop! ça sonne clair, comme un trot de cheval sur le pavé. Elle méprise le talent, elle veut la force. Quand on lit un livre de Chloé Delaume, par exemple celui-là, on sait tout de suite qu'on n'est pas dans un petit roman français d'aujourd'hui: sentimental, sociétal, comme il faut, cynique mais pas trop.
Avec elle, ce n'est jamais écrit d'avance: elle s'expose, à ses risques et périls, elle invente ses propres règles, elle suscite son propre code. Ce n'est pas un auteur confortable. Entre elle et moi, lecteur, la relation est tendue: elle me surprend, elle m'égare, elle me dépayse. Elle le fait exprès. C'est une petite peste dans l'ordre narratif.
Elle sait ce qu'on attend, si l'on veut plaire, elle connaît la recette, elle la dit: "Il faut écrire, Chloé, ce que les gens désirent, or les gens veulent qu'on parle non pas de vous mais d'eux. Délaissez donc ici votre centrifugeuse, prenez un personnage tellement impersonnel que chacun s'y miroite sans effort excessif. Trouvez une bonne idée qui relève du sociétal, loin de vos jérémiades et de vos chuintements, vous obtiendrez alors un vrai roman".
Sauf que Chloé, vilaine fée, fait exactement le contraire: "J'écris ce que je veux, or j'exige l'agonie, l'outrance et le poison". Pas moins! Ce qu'elle veut, c'est tuer sa grand-mère, se venger de ce vieux chameau, la torturer: "Qu'une corde lui noue les mains, la retienne au-dessus du sol, qu'ainsi en suspension elle se fasse dépecer. Pièce remplie de miroirs, qu'elle se voie écorchée. Qu'ensuite on la nourrisse avec sa propre peau. Elle devra bien mâcher, sinon ce sera l'acide, le fer rouge, les tenailles. Peut-être même une tournante, je ne suis plus à ça près".
Avec des idées noires, avec de la douleur et de l'immonde, avec du vécu ou plutôt de l'éprouvé, familles je vous hais, et toi, mémé, je te garde un chien de ma chienne! elle fait un roman. Chloé Delaume, incontestablement, pratique l'auto-fiction, elle le revendique. C'est à dire? De Dante à Madame Angot, l'argument se résume au fond à ceci: c'est moi, là, avec un ami - qu'il s'agisse de Virgile ou de Doc Gynéco! La seule différence, c'est la forme. Comment est-ce écrit?
Ici ou là, Chloé Delaume sème des alexandrins ou des décasyllabes dans sa prose, elle s'autorise en douce une chanson. Par exemple celle-ci: "Je suis née d'une fiction qui s'est très mal finie. Je suis née d'un brouillon qui m'entrave. Je conspire à écrire ma propre narration. mais les syllabes éraflent, l'italique creuse en moi Ton père n'est pas ton père mais ton père ne l'sait pas". Elle dit: "J'ai appris la patience et la langue de la foudre". Elle joue sur les mots: "engendrer" et "encendrer", "fiction" et "affliction" - "Je m'appelle Chloé Delaume, je suis un personnage d'affliction, et quiconque m'approchera saura le regretter". Que j'aime son côté hâbleur, héroï-comique, un peu mariole! Mi-Alice au pays des horreurs, mi-Matamore, avec un cachet de témesta et un soupçon d'Oulipo, elle dodeline entre Boris Vian et Sacha Distel.
Dans le registre de l'autofiction, l'auteur nous dit: "Ceci est réel, voyez ma douleur, je vous la donne". Oui, le réel, c'est quand on se cogne, disait Lacan. Mais cela, il faut l'écrire. Chloé Delaume relève le défi avec audace: c'est quelqu'un qui cherche là où ça fait peur, là où ça fait mal, pour mieux en rire. Elle endosse une armure pour s'interdire de céder à sa pente: le lyrisme. Elle réconcilie le sec et le baroque, elle se prend pour Racine, elle ose, elle trébuche et elle s'en amuse.
Ce qu'elle désire, pour le lecteur, ce n'est pas une "pichenette romanesque", c'est une claque, une fessée. C'est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule. Celui-là est un tombeau, au sens du XVI siècle.
C'est carrément une tentative de meurtre?
Une découverte, chouette, je ne connais pas Chloé Delaume!
Est-ce qu'elle a "un petit côté" Guyotat aussi?
Rédigé par : Anne B | 08 avril 2009 à 14:36
Oui, bon, j'irai voir l'émission sur @si (super, continuez!). Mais ce que vous citez de l'auteur ne me donne pas envie de me jeter dessus. C'est peut-être parce que je ne connais pas personnellement Chloé Delaume. (Sa voix, sa façon d'être physique me feront peut-être changer d'avis, voilà pourquoi les émissions littéraires sont si indispensables!)
Au final, votre jugement se rapproche assez de "Tiens elle est pas mal la petite, elle veut joyeusement s'affirmer et faire péter pas mal de chose au passage !". Bon à voir pourquoi pas. Mais pourquoi ai-je déjà l'impression que ce côté chambardement romanesque va m'ennuyer ?
Rédigé par : Ulrich | 08 avril 2009 à 16:15
Art poétique de FF selon Dans le texte
1 mettre la barre tres haut
2 se donner des contraintes impossibles
3 faire hurler la langue
4 citer peu mais bien
5 pas sentimantal
6 pas sociétal
7 pas d'enchantement purement formel
8 chercher
9 s'amuser
10 il faut l'alexandrin
(Fan de FF c'est une ascèse)
Et si on écrit un petit texte avec tout cela, est ce qu'on gagne une chemise bleue dédicacée FF, avec du parfum dessus?
Rédigé par : ororea | 08 avril 2009 à 21:39
Oui, c'était très beau cette émission, merci, Frédéric Ferney.
J'ai lu il y a quelques semaines le livre, j'ai dû voir trois ou quatre émissions avec Chloé Delaume, mais là, c'était l'analyse la plus fine que vous ayez faite.
http://anthropia.blogg.org
Rédigé par : Anthropia | 08 avril 2009 à 21:42
Très belle émission, je confirme. Touffue, pertinente. Label rouge-entièrement-élevée-aux-grains-et-en-plein-air.
:-)
Rédigé par : pagesapages | 09 avril 2009 à 10:49
Bon résumé, Ororea. J'ajouterais un onzième point: ne pas être un scélérat (du moins, essayer).
Pour la chemise..., vous ne préférez pas le ceinturon d'Elvis ou le peigne de Clooney?
Clark Kent.
Rédigé par : Frederic ferney | 09 avril 2009 à 18:47
@ Anne B. : non, Guyotat c'est tout à fait autre chose. Définitivement.
Rédigé par : Christophe Borhen | 09 avril 2009 à 21:13
Christophe Borhen,
Qu'entendez-vous par définitivement?
Rédigé par : Anne B | 09 avril 2009 à 22:32
@ Clark Kent,
Scélérat en littérature, je ne comprends pas trop ce que ça veut dire.
J'en ai rien à faire d'Elvis et de Georges Clooney, c'est vous mon héros! (à la limite si vous aviez le peigne de DS et le ceinturon de Luchini...)
Rédigé par : ororea | 09 avril 2009 à 23:31
Eh bien, pour avoir lu le dernier Delaume, nette impression qu'elle compose jusqu'à la sueur, jusqu'aux larmes, jusqu'au rire aussi - et c'est déjà considérable !
Guyotat, lui, écrit jusqu'au sang. Voyez son "Coma".
Rédigé par : Christophe Borhen | 10 avril 2009 à 11:13
Vous avez raison Christophe, Guyotat écrit "jusqu'au sang"!
"Coma" résume bien toute son oeuvre. Je vais lire C. Delaume, voyez-vous je lis (plutôt) beaucoup mais j'ai des lacunes.
Rédigé par : Anne B | 10 avril 2009 à 11:45
à ororea,
"ne pas être scélérat", n'est-ce pas ne pas nous tromper, nous lecteurs, prêts à tout gober, livrés pieds et poings liés à l'auteur grâce aux critères 1 à 10, par exemple? A quoi bon obéir aux 10 commandements précédents si on laisse tomber le 11ème?
Un test pour Ororea (fan c'est une ascèse)(la réponse est dans le blog):
Quel est le prototype d'auteur scélérat pour Frédéric Ferney?
Rédigé par : mme petit poisson | 10 avril 2009 à 22:40
Chais pas : çui qui profite de son succès pour tromper sa femme?
Rédigé par : ororea | 11 avril 2009 à 15:14